L’arabe, plus qu’une langue ?

par Hervé Pugi.

Cinq fois par jour, l’adhan retentit dans l’ensemble du monde musulman. Aux quatre coins de la planète, c’est en arabe que l’immuable appel à la prière est lancé par le muezzin. Pour tout fidèle, la langue arabe confine au sacré mais, des paroles du Coran prononcées dans les mosquées aux discussions de rue au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, il existe un grand écart linguistique entre dialecte et classicisme. On fait le point avec Pierre Larcher, professeur de linguistique arabe à l’université Aix-Marseille et enseignant-chercheur à l’Institut  de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM).

Scribouille : L’arabe, sous sa forme littérale, est une langue supposée « pure », à en croire ses plus fervents défenseurs. Toutefois, une pureté originelle n’exclue-t-elle pas de fait l’expression de la modernité ?

Pierre Larcher (P. L.) : L’arabe que nous appelons en français « littéral », « littéraire » ou encore « classique » est appelé en arabe même al-lugha al-fushâ, à peu près « la manière la plus châtiée de parler ». À l’origine, le terme de fasîh, dont fushâ est l’élatif (le correspondant de notre comparatif/superlatif) féminin ne qualifie pas la langue comme « pure », mais celui qui parle comme « éloquent ». Au fil du temps, la fasâha (la qualité de fasîh) en est venue à désigner la correction grammaticale. Cela vient rappeler qu’à l’origine, il n’y a jamais de langue pure mais un ensemble, plus ou moins vaste, de données, elles-mêmes plus ou moins hétérogènes, dont les grammairiens extraient ou mieux abstraient une grammaire. C’est le résultat de cette construction qu’on appelle une langue « classique ». Il est vrai aussi que, dans le domaine arabe, l’état classique est pris pour l’état « originel » à préserver, les dialectes étant vus comme des « corruptions ». Cette attitude conservatrice n’a jamais empêché l’arabe, tel qu’il s’écrit réellement, de présenter depuis toujours des « écarts » par rapport à la norme, ni d’évoluer…

Scribouille : L’émergence de l’arabe littéral, sous sa forme codifiée, apparaît intimement liée à deux phénomènes : l’apparition (et l’essor) de l’islam et la prépondérance du Coran dans la société musulmane. De fait, peut-on dire que, de par sa vocation à véhiculer le message divin, l’arabe est bien plus qu’une langue : une identité à part entière ?

P. L. : Nul ne peut nier que le Coran est et reste le texte de référence. Mais il convient de rappeler plusieurs choses. D’abord, l’arabe existe avant le Coran, et comme langue (plusieurs siècles avant l’islam) et comme écriture (au moins un siècle avant lui). Ensuite, le Coran existe avant la grammaire. Il est documenté soit de manière épigraphique (inscriptions du Dôme du Rocher à Jérusalem) soit par des fragments de papyrus à partir de la 2e moitié du VIIe siècle, alors qu’il faut attendre la fin du VIIIe siècle pour avoir, avec le Kitâb de Sîbawayhi, un premier traité complet de grammaire. La codification de la langue n’est liée que pour moitié à l’établissement du corpus coranique. Elle est liée pour une autre moitié à la décision du calife omayyade ‘Abd al-Malik d’en faire la langue de la chancellerie impériale. C’est cette codification qui en fait une langue de référence, à la fois religieuse et politique, véhicule de la culture savante. Au moment où elle est codifiée, elle n’est déjà plus, si tant est qu’elle ne l’ait jamais été, la langue de personne ! C’est dire que l’on ne peut parler de l’arabe comme identité, soit nationale (l’arabe, langue de la « nation arabe »), soit religieuse (l’arabe, langue du Coran et de l’islam), que comme d’une identité plus rêvée que réelle, produits de l’idéologie ou de la théologie… Une fois encore, dans la réalité, l’arabe classique n’est la langue maternelle de personne et la majorité des musulmans de par le monde, n’étant pas arabophones, ne savent d’arabe que les mots qui en sont passés dans leurs langues pour des raisons religieuses.

Scribouille : Si l’on accepte le caractère sacré de l’arabe, une question se pose : peut-on réformer la langue du Coran ? Et, une seconde interrogation émerge : s’accrocher au langage originel n’est-il pas une forme de fondamentalisme parmi tant d’autres ?

P. L. : Pour un linguiste, il n’y a pas de langue sacrée, seulement des textes que telle ou telle fraction de l’humanité considère comme tels. Mais un linguiste concédera bien volontiers que si une langue devient le véhicule d’un tel texte, elle subira un processus de sacralisation. L’arabe n’est pas un cas unique. Cela s’est produit avec l’hébreu ou le sanskrit. Ce n’est pas moi qui nierai l’existence d’un fondamentalisme linguistique : la moindre proposition de réforme se heurte aussitôt à une levée de boucliers. Mais, ce qu’il faut bien voir, c’est qu’il se nourrit de mythes, non de réalités. Ainsi, la langue du Coran est identifiée, de manière péremptoire, avec la lugha al-fushâ. Pourtant les philologues médiévaux avaient déjà reconnu que le ductus (rasm) coranique, sans points diacritiques ni voyelles, qui constitue le texte proprement dit du Coran attestait bien des traits qu’un linguiste d’aujourd’hui qualifierait, les uns, de préclassiques, les autres de carrément non classiques. Ce n’est pas la langue du Coran qu’il faut réformer : ce sont les représentations théologico-idéologico-mythologiques que l’on s’en fait…

Scribouille : Dans les faits, un arabe dit « classique » s’oppose à un arabe dit « dialectal ». Est-il juste, selon vous, de lier la pratique littérale aux pouvoirs politiques et à la religion des docteurs de la loi lorsque le parler local aurait à voir avec la vie de tout un chacun et un islam plus populaire ?

P. L. : Cette dualité linguistique que vous décrivez est résumée par un mot technique, empruntée par la linguistique arabe à la linguistique néo-grecque, celui de diglossie. Les associations qui sont faites avec ces deux variétés ont surtout cours au Maghreb, où existe un courant revendicatif en faveur de la dâriga (langue « courante »), ce qu’on appelle la ‘âmmiyya (langue « vulgaire ») au Machreq. Cette revendication n’a trouvé nulle part de traduction dans les faits. Cela n’empêche pas l’extension du dialectal à l’écrit d’une part,  l’émergence, sous l’effet de la massification de l’enseignement, qui fait qu’un nombre plus grand que jamais d’arabophones a aujourd’hui accès à l’arabe standard, d’un arabe infiniment variable et très hétérogène d’autre part. Pour moi, c’est cet arabe-là qui, plus que la diglossie, constitue la réalité linguistique d’aujourd’hui. Cet arabe-là, je vous l’accorde, n’est pas facile à décrire et encore moins à enseigner.

Scribouille : Dans la lignée de la question précédente, refonder l’arabe – en passant de la centralité et l’éloquence à une parole utile et innovante – pourrait-il avoir comme impacte de briser d’autres garde-fous que la seule pratique linguistique ?

P. L. : Si les états arabes prenaient la décision de promouvoir les vernaculaires (autrement dit les « dialectes ») au rang de véhiculaires, en en faisant la langue de l’école, du pouvoir et de son administration, des médias, de la littérature (tous domaines où les dialectes sont déjà présents, dans des proportions variables, mais de manière officieuse, non officielle), ce serait une révolution sans précédent ! Ce serait mettre fin à ce qu’on a pu appeler la skizoglossie (skizophrénie linguistique) arabe ; ce serait mettre fin aussi à la fiction de l’arabe « langue de la nation arabe » : les dialectes, devenus langues nationales, seraient dans la même relation que les langues romanes, slaves ou scandinaves entre elles. Et, last but non least, ce serait relativiser le poids des clercs. J’ajouterai deux choses. Si une telle révolution devait se produire, ce serait par le bas, sous la pression populaire venant à bout de la résistance des pouvoirs politiques et des gardiens du Temple. En même temps, il faut se demander pourquoi elle ne s’est pas produite. Comme suggéré, cela tient, selon moi, au fait que les arabophones ont déjà réagi à leur manière, en instaurant une espèce de continuum entre les deux pôles de la diglossie.

Scribouille : En conclusion, débattre sur le classicisme ou le modernisme d’une langue ne revient-il pas à s’interroger sur sa bonne compréhension ?

P. L. : Il y a la langue et il y a le texte. L’arabe coranique est une chose, l’arabe classique une autre, l’arabe moderne une troisième. Ce serait évidemment un progrès décisif que de réhistoriciser l’arabe, plutôt que d’en faire, à la manière des constitutions arabes qui le proclament, sans autrement le qualifier, « langue officielle », une espèce d’essence éternelle… Comme en serait un d’enseigner un arabe plus en rapport avec la réalité, c’est-à-dire faisant une plus grande part à l’évolution et à la variation. Réhistoriciser la langue contribuerait certainement à historiciser la lecture qui est faite du texte. Cela dit, les représentations que l’on se fait de la langue, si elles pèsent, ne sont pas vraiment la cause ; elles sont tout autant l’effet. Elles ne font que signaler que ce monde reste en attente de l’émergence d’une pensée véritablement critique, prélude à un processus de dédogmatisation. Mais, là dessus, un linguiste n’a rien à dire…

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