Bleusaille blues

La reprise des combats en Libye depuis le début avril a promu une nouvelle génération de jeunes combattants tripolitains inexpérimentés. Ils évoquent leur parcours et leurs motivations.

Lancée le 4 avril, l’offensive du maréchal Haftar sur Tripoli semble s’être durablement enlisée à l’orée de la capitale. Face à l’Armée nationale libyenne (ANL) se dresse une coalition hétéroclite de milices rodées aux combats. Aux côtés des grognards aguerris qui les composent s’est invitée une bleusaille locale d’adolescents et de jeunes hommes mal dégrossis. Des enfants lors de la révolution de 2011, aujourd’hui en quête de reconnaissance.

« C’est simple, ceux qui n’écoutent pas, ceux qui n’obéissent pas sont déjà morts ! » La petite morale matinale est signée Meftah Al Ghanoudi. Ce vieux de la vieille a pris l’initiative de venir au contact d’une bande de jeunes débarqués un peu par hasard près de son « unité ». A presque 40 ans, Meftah est membre de la puissante Force Rada. Une milice salafiste madkhaliste aussi combative que prosélyte qui compte près d’un millier de membres dans la capitale. Cette jeunesse intéresse doublement notre instructeur improvisé qui l’assure pourtant, main sur le cœur : « L’important est de leur donner les bons conseils pour qu’ils ne perdent pas la vie bêtement. S’ils survivent, libre à eux de nous rejoindre ou pas ! »

Des conseils, des protecteurs, certains de ces jeunes Tripolitains en ont bien besoin. A l’image de Tarek Abdella, 17 ans, un brin perdu au milieu de cette fourmilière où rigueur et discipline sont des concepts à géométrie variable. Monté au front en bermuda et maillot de Cristiano Ronaldo sur les épaules, le lycéen avoue avoir franchi le pas sans trop se poser de questions. « C’est normal de se battre pour sa ville, pour son pays », tente-t-il péniblement d’expliquer sans véritable entrain sous le regard amusé de son nouveau mentor. Avant de concéder : « C’est surtout que certains de mes amis étaient déjà partis au combat. Je ne voulais pas rester seul dans mon coin. » L’aveu lui vaut une tape amicale derrière la tête de la part de Meftah, qui rebondit : « La fraternité, c’est ce qui est le plus important. C’est vrai dans la vie mais plus encore à la guerre. Tu te sacrifieras plus facilement pour un ami, un frère, plutôt que pour un inconnu. » Tarek écoute pieusement.

« Rien de personnel »

Comme tout ceux de sa génération, le soulèvement de 2011 et les événements qui ont suivi, il n’en a que « quelques images » en tête. La vie sous Kadhafi ? Il ne peut guère plus évoquer que l’endoctrinement scolaire alors pratiqué et la multitude de portraits du Guide jalonnant la ville. Pourtant, le jeune homme l’assure : « Je ne veux pas de Haftar, je ne veux pas d’un nouveau dictateur ! » Sa motivation prend davantage d’épaisseur lorsqu’il revisite l’histoire familiale : « Un oncle et deux cousins sont morts en 2011. Mon père et deux de mes frères se sont battus aussi. C’est normal de prendre la relève. »

Assurer la continuité, honorer la mémoire, un leitmotiv chez nombre de ces soldats en herbe. « Ces jeunes étaient des enfants à l’époque mais il faut comprendre que toutes les familles libyennes ont été impliquées ou touchées d’une manière ou d’une autre par la révolution et ses suites. Ils s’inscrivent dans les pas des aînés, c’est tout », analyse Meftah Al Ghanoudi qui prend à témoin un autre bidasse à l’allure juvénile. Souhaib Moksa a lui pleinement intégré la Force Rada à l’arrivée de l’ANL. Ce n’est pas un inconnu chez ces miliciens, son frère aîné était l’un d’entre eux jusqu’au 18 septembre dernier. Tripoli est alors secoué un mois durant par de violents affrontements entre milices. Une guerre d’influence entre des groupes où l’idéologie n’a généralement guère résisté à l’appât du gain ou l’attrait du pouvoir. Le frère de Souhaib y perd la vie. Avec lui, plus d’une centaine d’autres personnes, combattants ou non.

La tragédie n’empêche pas le petit frère de côtoyer certains des hommes qui étaient dans le camp d’en face voilà tout juste huit mois. Arborant treillis et veste militaire dépareillés, des reliques, avec des baskets blanches, le freluquet de 19 ans assure ne nourrir aucune rancune. « Il n’y a rien de personnel dans la guerre, développe-t-il froidement. Chacun veut sauver sa peau. Mon frère a tué des hommes, il a été tué à son tour. C’était la volonté de Dieu qui l’a honoré en faisant de lui un martyr. Aujourd’hui, l’adversaire a changé mais je me devais de prendre sa place. » Il a quitté la modeste épicerie familiale qui occupait jusqu’à présent son quotidien pour prendre les armes. « C’est ce que Dieu avait prévu pour moi, c’était son plan », insiste-t-il, désireux de marquer sa soumission au divin. Le tout avec la bénédiction parentale. « C’est un honneur pour toute famille libyenne d’avoir un combattant, assure Meftah Al Ghanoudi sans oublier de préciser que c’est un plus grand honneur encore de compter un martyr dans sa lignée. Nous sommes au service de Dieu et Dieu choisit ce qu’il advint de nous. »

Gagner le respect

Mais que pensent au juste les aînés de cette bleusaille ? Meftah Al Ghanoudi enfonce bien évidemment toutes les portes ouvertes. Il en est à louer la bonne volonté de cette jeune troupe tout en pointant logiquement du doigt leur inexpérience lorsque passe sous son nez un visage adolescent, un brin ingrat, sur lequel pointent quatre poils frisottant. « Tu le vois celui-là ? L’autre jour, en patrouille, il y eu des coups de feu mais impossible de savoir d’où ils provenaient. Eh bien, c’est le seul à être resté debout comme un idiot. Grâce à Dieu, il n’a pas été blessé mais on a tous été lui mettre une taloche. Cela aurait pu être une balle ! »

Mohanad Slimeni est l’« idiot » en question. Du haut de ses 18 ans, il tente de faire bonne figure. Pas simple quand on se retrouve harnaché de plusieurs kilos de munitions et d’un fusil d’assaut aussi lourd qu’encombrant. Celui qui se destinait à des études d’ingénierie n’a lui perdu personne de proche au cours des huit années écoulées. Une quasi exception. Bien sûr, comme les autres, il défie Haftar, cet « ennemi du peuple libyen qui veut raser Tripoli comme il a rasé Benghazi en tuant des centaines d’innocents ». A part ça, que fait-il là ? Il ne sait trop quoi répondre. L’aventure le tentait voilà tout. A moins que…

« Cela fait des années que je vois ces hommes qui n’étaient rien et que tout le monde respecte aujourd’hui » finit-il par concéder avec une certaine gêne avant d’ajouter « lorsque tu les vois, tu n’as pas envie de te moquer d’eux ». Son regard embarrassé croise celui bien plus rieur de Meftah Al Ghanoudi. Ce dernier, dans la dissidence sous Kadhafi, explique se reconnaître dans ce jeune et plus encore sa franche naïveté : « J’avais son âge la première fois où l’on m’a mis une arme entre les mains. Je voulais chasser ce mécréant de Kadhafi, renverser le pouvoir et mourir pour la gloire de Dieu. J’étais impatient de me battre, de passer à l’action. Un jour, un ancien m’a donné une mitraillette et m’a dit ‘va, va tuer Kadhafi !’ J’ai réfléchi deux secondes et je suis rentré chez ma mère ! Il faut des convictions, du courage mais surtout du temps pour devenir un guerrier. » La leçon est faite.

D’autres apprennent plus vite ou, du moins, le prétendent. C’est le cas des frères Torbi. Eux aussi se sont découverts une âme de combattants avec le lancement de l’opération « Déluge de dignité » du maréchal Haftar. Il n’y aurait « rien de bien effrayant » dans le fait de vider un chargeur assure le cadet, Ameur, 20 ans, « c’est juste normal quand en face on te tire dessus ». Goguenard, Ahmed – trois années de plus au compteur – reconnaît toutefois que « ce n’est pas comme dans les jeux vidéo. La plupart du temps, tu ne sais pas vraiment sur qui ou quoi tu tires ! ». Rassurant.

Dîner à la maison

Aucune conscience politique ou religieuse ne semble entrer en ligne de compte dans l’engagement de ces deux grands désœuvrés issus d’un milieu modeste. S’ils peinent à l’exprimer (ou le reconnaître) clairement, l’offensive de l’ANL est une chance pour cette frange de la jeunesse, déclassée, de jouer un rôle, d’influer sur le cours des événements. Ahmed le reconnaît : « j’ai l’impression de servir à quelque chose ». Ameur, lui, se dit « fier de combattre un dictateur » plutôt que de « se planquer comme un lâche en Tunisie ». Un mépris qu’il ne manque pas de marquer d’un crachat.

Et tant pis pour des parents qui ont déjà tremblé pour leur aîné, légèrement blessé par un éclat de mortier voilà quelques années. Les frères, eux, entendent rester mobilisés jusqu’à ce que « ce chien d’Haftar retourne dans ses montagnes ». Seule concession accordée à la maman : ils rentrent chaque soir (ou presque) pour dîner et dormir à la maison. Plus encore lorsqu’il y a un match de foot intéressant à la télé. Des gamins qui regagnent leur foyer à la nuit tombée, c’est aussi ça la bataille de Tripoli.

Hervé Pugi

Paru dans Jeune Afrique – Numéro 3052 du 7 au 13 juillet 2019

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