Egypte Freres ennemis

Egypte : Frères ennemis

Le régime Sissi accuse les islamistes d’être derrière les manifestations des dernières semaines. Peu probable tant les adeptes d’Hassan al-Banna sont minés par les dissensions. Etat des lieux.

« Il n’y a pas de main tendue, il y a la Rabia, c’est tout ! » La vieille garde des Frères musulmans du Caire, ce qu’il en reste du moins, a le mérite de la clarté. Evoquer une éventuelle négociation avec le régime d’Abdel Fattah al-Sissi revient à leur « cracher au visage ». Un nouveau coup tordu du maréchal-président que cet appel lancé mi-août par 1.350 jeunes fréristes engeôlés ! C’est en tout cas la ligne soutenue par la diaspora de la Confrérie qui de Londres à Doha, en passant par Istanbul, a catégoriquement rejeté toute idée d’engager un quelconque dialogue avec le pouvoir.
Loin d’avoir pu tous trouver refuge à l’étranger, ils sont quelques fidèles irréductibles à faire profil bas dans la capitale égyptienne. Des convaincus de la première heure comme des recrues des derniers instants de l’éphémère présidence Morsi. Tous vivent dans le doute et l’attente.
Du haut de ses 73 ans, Ahmed en a déjà beaucoup vécu mais a passé l’âge de repartir au combat, qu’il soit armé ou politique. En tout cas pas en première ligne. Pourtant, dans son deux pièces délabré de Forstat, l’ancien veut croire que rien n’est perdu pour la Confrérie. « 49% des sièges aux législatives de 2012, plus de 13 millions de voix à la présidentielle, vous allez me dire que tous ont changé d’avis, sont morts ou en prison ? Ils ont peur c’est tout ! » Le vieil homme d’égrener une nouvelle fois ces résultats en même temps que son misbaha.
La répression, bien sûr, a été brutale et ne prête pas à crier dans les rues son attachement à la cause. « La politique, c’est du passé » confesse d’ailleurs le jeune Amr. Trop heureux d’être passé au travers des mailles du filet sécuritaire. Lui qui était de chaque manifestation contre le coup d’Etat de 2013 avoue inlassablement ressasser le fil d’événements qui lui ont laissé un goût amer : « Après 2011, il y avait un élan, un espoir et tout est parti en vrille. » Surtout, ce presque trentenaire se dit déboussolé. Tant d’autres avec lui. Arrestations et dispersion des cadres dirigeants ont provoqué une cacophonie inédite chez des Frères musulmans pourtant réputés pour leur discipline.

Logiciel dépassé

L’interminable et ô combien complexe confrontation livrée par Mahmoud Hussein, garant d’une continuité institutionnelle, et Mohamed Kamal (abattu en 2016), un des meneurs de la fronde réformiste, a profondément déstabilisé un mouvement déjà affaibli. Au point qu’une véritable scission a été actée au sein de la Gama’et al-ikhwan al-muslimin.
Au Caire, on suit mollement autant qu’on se fatigue de ces controverses à répétition. Tout en soulignant, comme le fait Mohamed – vingt années à œuvrer au sein de la Confrérie – que « pendant ce temps, le dictateur al-Sissi mène impunément une politique de la terreur auprès de ceux qui sont restés ». De fait, sur le terrain, le fossé préexistant entre la base et son élite se transforme lentement mais inexorablement en un gouffre. Certes, on reste des Frères mais on s’interroge de plus en plus sur cette famille qui se déchire.
Pas besoin de trop cuisiner Amr pour qu’il désigne ouvertement les responsables de la débâcle actuelle. La réponse fuse et elle est limpide : « Ceux qui étaient derrière Morsi : le Tanzim et le Bureau de guidance. Ils ont passé leur vie à fantasmer un projet religieux, ils n’ont pas voulu voir plus loin en 2012. C’est dramatique… » Des institutions décrites comme vérolées depuis trop longtemps par les ego de dirigeants coupés des réalités du moment et de la vie tout court. « Il y a besoin d’ouvrir la fenêtre et de dépoussiérer tout cela » abonde Mohamed. Lui ose remettre en cause tout le système frériste en appelant de ses vœux à une refondation autour d’une Assemblée consultative (maglis al-choura) aux prérogatives étendues. Ce quadragénaire bardé de diplômes voudrait balayer cette logique de cénacle et ce sentiment d’omniscience qui aurait conduit « à la faillite de 2013 sans qu’aucun de ces génies ne l’aient vu venir ».
Le vieil Ahmed hausse à peine les épaules face à tant d’audaces. « Vous savez à quoi vous en tenir avec les Frères musulmans », ricane t-il dans sa barbe, « le programme n’a jamais changé : la renaissance de l’islam dans toutes ses dimensions. Qui a pu être surpris ? » Le jugement est sans appel quant aux partisans d’une réforme : « Ceux-là devraient prendre leur carte dans un parti de gauche s’ils veulent discutailler… »
Ce point d’achoppement générationnel n’est pas nouveau mais il a pris une dimension supplémentaire après la décapitation de la Gama’a et le flottement qui s’ensuivit. Personne ne remet en cause la fidélité aux idéaux originels du mouvement religieux mais beaucoup ressentent le besoin « de sortir du sectarisme et de l’opacité », dixit Mohamed, entourant sa gouvernance. « C’est la seule option si nous voulons de nouveau avoir la possibilité de jouer un rôle dans ce pays » développe celui qui est également investi dans le monde syndical. « Il faut tout changer, tout revoir en interne et surtout repenser la manière d’envisager notre doctrine. Tout ça, c’est d’un autre temps », constate un Amr éreinté par tout juste trois années d’activisme. Son aîné abonde dans le même sens : « La prédication est une chose, la politique en est une autre. Ce qui ne signifie pas qu’il ne peut y avoir de passerelles entre les deux. Bien au contraire. L’islam est notre source mais nous ne pouvons pas nous y abreuver continuellement et aveuglément. »
Une forme de pragmatisme que ne comprend tout simplement pas Ahmed. Dans le petit univers froidement logique du septuagénaire, dans lequel même la répression était mieux avant, il ne peut y avoir de luttes transversales ou de réflexion particulière à mener dans une société « si celle-ci suit scrupuleusement les préceptes édictés par l’islam ». D’ailleurs, tracts distribués sous le manteau ou réseaux sociaux connectés au monde entier, « rien ne change en fin de compte car le message reste le même : l’islam et seulement l’islam. »

Émiettement fatal ?

Ces dissensions, de forme comme de fond, atteignent leur paroxysme dès lors que se pose la question du positionnement à adopter face au défi lancé par Abdel Fattah al-Sissi. Le pacifisme plus fort que les balles ? Ce fut le credo du guide suprême Mohamed Badie avant son arrestation. Une approche qui ne passe pas forcément auprès des plus jeunes qui ont vu des amis tomber lors des manifestations ou appris les condamnation à mort d’autres camarades de lutte.
« Le président Morsi a été chassé par un coup d’Etat militaire. Pas par une révolution populaire », rappelle Amr pour qui cette situation justifierait « tout acte de résistance civile. » Sans plus de précision sur le sens de cette dernière parole. Tout juste dénonce-t-il cette hypocrisie qui voudrait que « ce qui est perçu comme de l’héroïsme partout ailleurs dans le monde est forcément qualifié de ‘terrorisme’ dans le monde arabe. » Pas besoin d’en dire plus.
S’il n’a pas suivi cette voie, il affirme toutefois que plusieurs dizaines de jeunes fréristes auraient allègrement franchi le pas de la lutte armée. Tous seraient surtout et avant tout des déçus de la Confrérie du fait même de ce pacifisme supposé, en tout cas affirmé. Une prise de distance en passe de devenir une rupture totale. « Il y a trop de blabla pour eux. En face, ils ne parlent pas autant », lâche dans un soupir cet autre désillusionné.
Mohamed peut comprendre les paroles de son cadet mais, à ses yeux, il faut progresser avec prudence sur cette question. « Cette lutte armée est une guerre perdue d’avance. De même, il faut laisser la cicatrice Morsi se refermer. Voyons plus loin ! Il est impossible de parler avec al-Sissi aujourd’hui. Comme il fut impossible de parler avec Nasser, Sadate ou Mubarak à certaines époques. Au final, le temps du dialogue est toujours venu. Le régime sait que la persécution ne pourra pas durer éternellement et le Bureau de la guidance le sait aussi ». Un seul mot d’ordre pour lui, faire le dos rond et attendre…
Quant à Ahmed, il s’émancipe enfin de sa hiérarchie pour livrer une analyse une nouvelle fois révélatrice du fossé générationnel. : « Nous devons combattre de manière organisée et coordonnée ce régime par tous les moyens. Pas simplement car il est dictatorial mais surtout car il est impie ! »
Cette question du rapport à la violence dans le contexte répressif actuel peut apparaître comme un marqueur important dans la future recomposition de la Confrérie. Pour l’heure, elle constitue surtout un formidable révélateur des fractures qui lézardent un ensemble dans lequel il semble plus aisé de se réunir « contre » les uns et les autres que « pour » l’intérêt général. Une hétérogénéité des vues et une absence de leadership qui pourraient in fine conduire à un émiettement fatal pour les Frères musulmans en Egypte. Mohamed en est conscient et prophétise : « Sissi et ses nervis n’auront bientôt plus besoin de nous pourchasser, nous le ferons parfaitement nous-mêmes… »

Hervé Pugi

Paru dans Jeune Afrique – Numéro 3066 du 13 au 19 octobre 2019

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