Liban : la colère au-delà des confessions

Liban : la colère au-delà des confessions

Malgré la démission du Premier ministre Saad Hariri le 29 octobre dernier, la pression ne retombe pas au Liban où des milliers de manifestants se réunissent quotidiennement à travers tout le pays. Epicentre de la contestation, Beyrouth vit un automne contestataire des plus chauds. Avec une aspiration au changement qui dépasse très largement le seul renouvellement de la classe politique.

Ils sont quelques centaines à avoir pris leur quartier depuis des semaines sur les places des Martyrs et Riad El-Sohl, sous les fenêtres du Grand Sérail, siège du gouvernement. Certains viennent de Tripoli, Saïda ou Baalbek mais la plupart vit à quelques dizaines de minutes de là, à Beyrouth même. Ils campent sous leur tente, survivent des élans de solidarité des manifestants qui se succèdent tout au long de la journée et jusque tard dans la nuit dans ces lieux plus emblématiques que jamais. Simplement car ils ont le sentiment « de ne plus devoir reculer, de ne plus pouvoir reculer » dixit Hamza.
Ce trentenaire débonnaire est devenu un enragé de la contestation et il prévient : « Tous doivent dégager du plus petit élu local au plus haut sommet de l’Etat ! Assez de cette corruption ! Assez de ces promesses jamais tenues ! Assez de ces dynasties familiales ou de ces compromis communautaires qui ne profitent qu’à ceux qui en ont déjà trop ! »

50% de la population pourrait se retrouver sous le seuil de pauvreté

Tout est parti d’un projet de taxations sur le tabac, l’essence et… les services gratuits d’une célèbre messagerie instantanée. Quelques impositions de plus, quelques impositions de trop dans un pays qui a le triste privilège de figurer au sixième rang mondial des inégalités de richesses selon le Global Wealth Report du Crédit Suisse publié en 2014. Dans un pays où 0,3% des habitants détiendrait 50% de l’ensemble du patrimoine de la population, l’indignation coutumière s’est vite transformée en une colère grandissante. Alors que les habitants descendaient dans la rue, un slogan fleurissait sur les murs du centre-ville de Beyrouth : « Eat the rich! »
Une simple provocation dans un mouvement qui se veut très largement pacifique et aux revendications larges : statut de la femme, services publics, environnement, droits LGBTQ… Chacun à son cheval de bataille mais tous se retrouvent sur ce même rejet de la classe politique mais aussi sur son fonctionnement consociationaliste qui voit les postes élevés proportionnellement distribués aux représentants des diverses communautés religieuses. Un système longtemps érigé en modèle du genre mais qui ne fait plus forcément recette auprès d’une grande partie des manifestants.


« A la sortie de la guerre civile, ce modèle avait du bon, se souvient Jean Malek, chrétien maronite, il y avait une grande défiance entre les différentes communautés. Près de trente ans sont passés depuis, nous avons réappris à vivre ensemble assez naturellement. » Son épouse de renchérir : « Ce que nous voulons désormais, ce sont des compétences. Pas des combinards qui trouvent des arrangements pour préserver leurs intérêts. » Pourtant, le couple de quinquagénaire reconnaît ne pas être dans le besoin et leurs trois enfants font tous de grandes études. Seulement, tout deux constatent que leur pays est en souffrance. La Banque Mondiale a ainsi estimé début novembre que 50% de la population pourrait se retrouver à vivre sous le seuil de pauvreté (contre un tiers actuellement) à moyen terme.
Fawzia est sur la même ligne. Elle fait partie de la communauté sunnite, majoritaire dans le pays, porte fièrement son hidjab mais réclame que cesse le communautarisme, que ce soit en politique ou dans les esprits. « Ce que j’aime dans ces manifestations et que nous nous réunissons tous autour du drapeau national. Nous défilons ensemble, nous chantons ensemble et nous nous côtoyons tous sans qu’il y ait la moindre discrimination. Oui, je suis musulmane. Oui, je suis sunnite mais je suis Libanaise avant tout et lorsque je me retrouve avec les autres, je ne vois que des Libanais. C’est beau ! »

Cet automne de grogne marquerait-il la naissance d’une nation ?

D’ailleurs, l’étudiante en architecture est accompagnée par certains de ses camarades de classe. Tous rangés derrière une banderole proclamant « nous manquons nos cours pour vous donner une leçon. » Parmi ceux-ci, il y a Ahmed, un chiite de Dahieh Janoubyé. Ce quartier de la banlieue sud de Beyrouth est connu pour abriter le siège du Hezbollah. Le jeune homme de 24 ans ne renie pas son attachement au Parti de Dieu mais lui aussi se reconnaît surtout Libanais. Une prise de conscience nouvelle : « Nous avons grandi avec ces concepts : tu es chiite, il est sunnite, elle est chrétienne… Au final, nous sommes des Libanais et, surtout, nous sommes tous dans la même galère ! » lance t-il dans un grand sourire.
La précarité, la vexation et l’humiliation comme ciment national ? C’est l’idée défendue par Ali. Cet artiste-graphiste de 37 ans ne se définit que d’une façon: « Je suis anarchiste. » Si le drapeau frappé du cèdre ne l’émeut guère, il rejoint finalement la pensée d’Ahmed. « L’aspect communautaire s’efface derrière une lutte des classes, théorise t-il, c’est désormais la populace contre les privilégié. Et vu que la majorité des habitants de ce pays s’appauvrit, tous se retrouvent dans une même colère. »
Cet automne de grogne marquerait-il la naissance d’une nation ? Difficile à dire tant les réflexes communautaires restent solidement ancrés dans les mentalités. Toutefois les jalons sont posés. Le sympathique Hamza, fatigué de vivre de la débrouille, veut croire que « plus rien ne sera jamais comme avant ». Jean Malek, Ahmed et Fawzia entendent eux participer autant qu’ils le peuvent à cette mobilisation qui tourne souvent en une grande kermesse familiale festive et joyeuse. D’autres, comme Ali préviennent, le combat s’annonce long et ne fait que commencer. Lui, le gauchiste pur et dur a paradoxalement fait sienne une maxime de l’ancien président américain John Kennedy : « Ceux qui rendent une révolution pacifique impossible rendront une révolution violente inévitable. »

Hervé Pugi

 

Paru dans Le Courrier de l’Atlas – Numéro 142 de décembre 2019

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